• L’acte fondateur
Mai 68… 2, 10, ou parfois 20 jours qui, comme une traînée de poudre, ont transporté dans le monde entier des actes d’hommes qui l’ont bouleversé socialement, économiquement et politiquement. En 1968, la jeunesse descend dans les rues, s’enflamme pour des idées révolutionnaires et se révolte pour la liberté et la paix dans le monde. Depuis les Tupamaros en Uruguay, les jeunes allemands de Baden-Baden, le mouvement du 22 Mars de Cohn-Bendit en France, et la mobilisation au Japon, étudiants, lycéens, mais aussi ouvriers, poussés par des réalités sociales et des conditions économiques diverses, entrent en rébellion contre les formes traditionnelles de la pratique politique. Au Japon, la mobilisation estudiantine de 1968 est née d’un fait anecdotique -l’augmentation des frais d’inscription l’université- ; mais elle s’est poursuivie avec l’opposition à la guerre américaine du Vietnam. La révolte au Japon a été la plus longue et la plus violente au monde avec l’attentat de l’aéroport Lod-Tel Aviv en 1972 en soutien au peuple palestinien, perpétré par une faction d’anciens étudiants appelée « armée rouge japonaise ».
La culture des sixties dont s’empare la génération des baby-boomers, permet aux passions de se déchaîner librement. Au cours de l’année 1968, dont le mois de mai est devenu emblématique, les mouvements de jeunes se succèdent aux quatre coins de la planète, représentant le point culminant d’une vague de soulèvements qui, en réalité, déferlent tout au long d’une décennie et gagnent bon nombre de pays sur tous les continents, inspirés par la résistance du peuple vietnamien dirigé par Hô Chi MINH.
En Afrique, peu après la période des indépendances et tout au long des « années 1968 », des jeunes étudiants et parfois même des lycéens, souvent accompagnés de syndicats, participent à des mouvements de rébellion. Le Sénégal n’a pas échappé à cette révolution qui a bouleversé bien des manières de faire la politique. En 1968, à peu près concomitant au Mai 68 français, un Mai-68 sénégalais se déroule à Dakar. Le mouvement de révolte des étudiants, déclenché par des revendications d’ordre matériel, s’accompagne très vite de revendications politiques et idéologiques. Élevés dans une ambiance patriote, les étudiants contestent la présence toujours pesante de la France dont un grand nombre de ressortissants continuent d’enseigner dans les écoles et universités. Or, pour la jeunesse africaine, se libérer des accords des anciennes colonies avec la France représentait une seconde indépendance.
• L’héritage de mai 68 à transmettre
Il devient nécessaire de se souvenir de ce qui s’est alors diffusé à cette époque comme idées novatrices et assez fortes pour marquer toute une génération d’hommes et de femmes devenus souvent politiciens chevronnés et aguerris, et qui aujourd’hui encore, bordent les routes de bien des changements demandés par une jeunesse avide de libertés. C’est l’époque du parti unique et de la dissolution du Parti Africain de l’Indépendance (PAI) dont les militants ont héroïquement continué le combat sous ses diverses formes dans la clandestinité. Toutes les personnes éprises d’Histoire veulent laisser la trace de qui s’est passé au Sénégal en 1968, et à travers les faits. Il est urgent que nos hommes et femmes politiques soient en mesure de raconter comment Mai-68 a permis la grève générale de 69, a posé les prémisses conduisant aux batailles de 88, a diffusé au sein des populations l’aspiration à un pluralisme, et a surtout conduit notre nation et ses citoyens à l’appropriation de la chose publique jusqu’à conduire à des élections libres et transparentes en 2000, sans oublier ce sens du refus exprimé le 23 juin 2011, et l’avènement de toutes les alternances dont le caractère populaire a conféré au bulletin de vote toute son importance prométhéenne et au processus électoral sa transparence définitive.
• Le narratif des évènements et les leçons en tirer
Le 29 mai 2013, à Dakar, des hommes et des femmes politiques, des universitaires, des syndicalistes, des membres de la société civile sénégalaise, prirent l’initiative de proposer une réflexion sur l’importance qu’avait eu dans le cours de notre histoire turbulente ce moment fondateur qui s’est joué un certain 29 mai 1968 au Sénégal ; et dont la secousse eut pour épicentre l’Université de Dakar.
Plusieurs des intervenants ont été des acteurs essentiels de ce qui s’est déroulé en Mai 68. Ils sont d’anciens étudiants à l’origine des revendications, d’abord tout à fait matérielles, qui ont poussé le pouvoir de Senghor au bord de l’abîme, angoissé qu’il était par cette prégnance du Parti Africain de l’Indépendance (PAI) qui était sa hantise et qu’il voyait se cacher derrière ce mouvement. Moussa KANE, du PAI, également un des dirigeants de l’Union Démocratique des Etudiants Sénégalais (UDES), raconte bien comment les militants du PAI étaient à l’avant-garde des prises en compte des revendications de l’Union des Etudiants de Dakar (UED), mais parce que trop bouillant et présent dans le tissu social sénégalais, risquait, en arrivant à ses fins, de provoquer l’arrivée de l’armée, alors que les revendications des étudiants tournaient juste autour du niveau de leurs bourses d’études, de la qualité de leur hébergement et de leur nourriture.
• De la revendication a la révolution
Mbaye DIACK de l’UDES (militant du PAI dissout), témoigne à cet effet des faits tels qu’ils se sont déroulés, datant leur origine à Avril 68, pour protester contre le fractionnement des bourses et la qualité de l’ordinaire vital de l’étudiant : «Le campus avait mal supporté l’afflux généré par la suppression de la première partie du baccalauréat, dont le gouvernement de Senghor avait mal mesuré les conséquences, d’autant qu’il était aussi préoccupé depuis les années 64 et 65 par l’africanisation des unions estudiantines à travers l’UGEAO que des affidés au pouvoir Senghorien comme Moustapha NIASSE, avaient maintes fois, selon Mbaye DIACK, tenté de dissoudre. Les circulations des étudiants africains sur le continent mais aussi dans le monde favorisaient, il est vrai, l’échange des idéologies portées par les figures mythiques du CHE, de Mao Zedong ou Hô Chi Minh, de Amilcar CABRAL, de Patrice LUMUMBA, de Kwame NKRUMAH, etc., et l’apprentissage de la lutte étudiante. D’autant que les étudiants Sénégalais qui, depuis l’étranger s’étaient formés à l’organisation quasi syndicale à travers des structures politiques comme la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FEANF), ont alors su donner à ce mouvement toute la texture politique qui le structura comme une énergie à laquelle le pouvoir en place devait s’opposer de toutes ses forces, notamment répressives. Mansour SY Djamil, qui a participé à Mai 68 a connu le camp Mangin et le camp Archinard comme tous les autres étudiants arrêtés et envoyés ensuite en France. Lequel Mansour Sy Djamil, en rendant hommage à Sémou Pathé GUEYE et en le replaçant dans ce qu’il considère comme positivement consécutif aux évènements de Mai 68, écrivit : « La crise ouvrière et universitaire fait rage. Dakar couve et est sur le point d’exploser. Le régime du Président SENGHOR vacille. Il réprime sévèrement le soulèvement des élèves et étudiants. Paradoxe de cet homme ; c’est pourtant le même Senghor qui trouve le moyen d’envoyer ses motards chercher les neuf meilleurs élèves de terminale du Sénégal inscrits à des bourses FAC pour qu’ils préparent les concours d’entrée aux Grandes Ecoles de France. C’était un des actes majeurs posés par le Président Senghor l’intellectuel,
le poète, à la face de l’histoire ; acte qui n’effacera pas néanmoins le caractère répressif de son régime dont nous avons tous été victimes en 68. Avec Mame Moussé DIAGNE, agrégé de philosophie (UCAD), El Hadj MBENGUE, agrégé d’anglais (BAD), Sémou était parmi ces neuf élèves-étudiants de Mai-68. » Ils rejoindront tous les organisations d’étudiants en France telles que la FEANF et continueront ainsi le combat déjà engagé au Sénégal.
Le régime de Senghor était convaincu que ce mouvement était subversif. Alors que c’était simplement un collectif d’étudiants certes politisés et sensibles aux mouvements de décolonisation de leur époque. Des hommes comme Moctar DIACK sont les emblèmes de cette résistance et de cette révolution de l’asphalte et de l’exigence, que rien ne pourra arrêter. Toujours est-il que les choses s‘enflamment le 29 Mai 1968 et que selon Babacar SOKHNA de l’UNTS, une répression s’abat férocement sur le mouvement étudiant, répression menée selon lui par des hommes anciens d’Indochine et d’Algérie, formés à la guerre et non au maintien de l’ordre.
• Comment la répression a façonné l’esprit de résistance et de rébellion ?
Les élèves rejoignent les étudiants dans la bataille et la répression de la part du pouvoir est féroce. Les manifestants sont arrêtés et l’Université es fermée. Moctar DIACK restera plusieurs mois en situation d’arrestation. La direction de l’UDES et beaucoup d’autres finirent au Camp Mangin et au Camp Archinard avant d’être exfiltrés vers la France. Abdoulaye BATHILY raconte que ce mouvement est le fruit d’une crise de la décolonisation, tandis que le professeur Iba Der THIAM considère que certes, Mai-68 a été un mouvement d’étudiants et d’élèves, mais aussi il a été le moment de luttes ouvrières au Sénégal et de solidarité avec les populations. Pour cet historien, le Sénégal à cette époque, avait plusieurs atouts pour faire de Mai 68 une révolution positive. D’abord un personnel politique aguerri, un personnel syndical rompu aux batailles sociales qui a permis la jonction décisive entre l’UNTS et le mouvement étudiant aboutissant aux grandes grèves de 69, et une jeunesse consciente de sa mission dans le combat pour la liberté, la justice, la démocratie et le progrès. Selon le Professeur THIAM, c’est cette jeunesse, par la qualité de ses leaders, qui a su imposer au pouvoir Senghorien une improbable négociation, et l’a poussé, selon Ousmane NDIAYE de l’UDES à lâcher du lest ; aboutissant au retour des étudiants y compris africains (qui avaient été expulsés). C’est ainsi que la solidarité interafricaine entre les étudiants de cette université qui accueillait des étudiants venus de toute l’Afrique a participé à l’exportation des problématiques surgies de Mai 68 à travers toute l’Afrique.
Le pouvoir de Senghor terminera par engager des négociations, tétanisé par l’enjeu historique et la tournure des évènements, dont il avait peur qu’ils l’emportassent, au point, selon Mamadou DIOP Decroix, élève à l’époque, que Senghor avait déclaré « vouloir détruire l’Université de Dakar ».
Au coeur de ces négociations, le Directeur de la Sûreté d’alors, devenu grand magistrat de notre pays, Ousmane CAMARA, a retenu d’elles qu’elles étaient au milieu de ce qu’il a appelé « Les années de feu » de notre démocratie, puisque selon lui, le Président SENGHOR pensait en avoir fini avec les partis politiques (dissolution du PAI) et se découvrait avec les étudiants un adversaire inattendu. Cependant il affirme que Mai-68 avait en fait commencé en 66 à Dakar, avec la création de l’Union des Etudiants de Dakar (UED) et de l’UDES succédant à l’Union Générale des Etudiants de l’Afrique de l’Ouest (UGEAO) dissoute. Ces négociations eurent lieu au palais de la République avec des hommes comme Assane SECK, Alioune SENE, Abdou DIOUF déjà et un Emile BADIANE qui, selon les étudiants, avait montré à leur égard le plus de compréhension et d’empathie. De l’avis de Ousmane NDIAYE de l’UDES, les négociations étaient difficiles et avaient recueilli des résultats mitigés.
• Mai 68, un acte fondateur
Mai 68 a été rendu possible parce qu’il était l’aboutissement de la lutte historique des démocrates sénégalais de toutes obédiences avant et après indépendance. Cet évènement était également dans un rapport dialectique le point de départ des batailles à venir et des conquêtes prochaines. Les différentes alternances qui se sont produites au Sénégal de 2000 à 2024 ont toutes portées la marque de grands combattants de Mai 68. L’alternance de Abdoulaye WADE n’a été possible que grâce à l’implication totale et lucide de Amath DANSOKHO (PIT), de Abdoulaye BATHILY (LD/MPT), de Landing SAVANE (And-Jëef), et tant d’autres affiliés aux évènements de Mai 68.
Les Conclusions des Assises Nationales de 2008, sous la présidence de Amadou Moctar MBOW (ancien dirigeant du mouvement étudiants africains en France et premier Secrétaire Général de la FAENF) avec la participation active de personnalités hors pair telles que Mamadou TOURE, Cheikh Amidou KANE (Aventure Ambigüe), Maimouna KANE, Moustapha NIASSE, Tanor DIENG, Mansour SY Djamil (après quarante ans d’absence), Diallo DIOP Blondin, Mamadou Lamine DIALLO, Mamadou LOUM (ancien Premier Ministre), Mansour KAMA et bien d’autres démocrates, portent également la marque patriotique de Mai-68. D’ailleurs, Mansour SY Djamil disait ceci à propos des Assises et de leur centralité pour un Sénégal nouveau : « Les Assises Nationales que vous lancez aujourd’hui, sont ouvertes à toutes les formations politiques, a leurs adhérentes et adhérents, aux militantes et aux militants des syndicats, aux organisations de la société civile, aux organisations religieuses ou laïques, a celles et à ceux qui sont à la recherche d’un cadre dynamique permettant à chacune et à chacun de saisir les enjeux et de participer à la réflexion. Grâce à cette démarche, nourrie par notre histoire récente et ancienne, vous contribuez à ce qu’un véritable débat politique commence à s’organiser à l’échelle du pays, un débat franc, ouvert et constructif sur les grands choix qui président à notre destin, débat sur les orientations stratégiques de notre développement, débat sur les lois et règlements dont devrait se doter le pays, débat sur la société dans laquelle nous vivons, comment la transformer conformément aux conditions objectives du Sénégal et compte tenu du caractère de notre époque ? Pour quel objectif ? Qui doit s’unir à qui et comment ? Quelle part de responsabilité revient aux forces du progrès ? Sur quelles valeurs, cette société doit-elle reposer ?
Le Président Abdoulaye WADE doit participer à ces Assises. C’est ce que mon coeur pressent et la raison m’impose de dire. Et je lui connais une intelligence fine, un sens des réalités et une générosité qui me laissent espérer qu’il le fera.
Si tel n’était pas le cas, le Président de la République laisserait dans la conscience des citoyens sénégalais une informe et monstrueuse béance. Saisis de vertige devant l’horreur de cette béance alors ’’ tous les fils du peuple devront se dresser dans un même élan irrésistible et enthousiaste’’ pour réduire et combler cette béance. C’est la seule réponse qui convient à une situation où le sol de notre pays tremble et s’affaisse ; et ce qui commence à s’effondrer n’est rien moins que notre identité de sénégalais. Cette incertaine et fuyante identité d’une Nation qui se construit et qui hante notre désarroi devant l’insouciance d’une génération vidée d’intériorité, de dignité, dépourvue d’éthique, au coeur presque inhabité, engloutie corps et âme dans cette étrange descente aux abimes qu’il convient de conjurer maintenant plus que jamais. Notre désir, le plus fervent, est que les Assises Nationales puissent y contribuer. »
Les acteurs de Mai 68 continuent d’inspirer la lutte patriotique de notre peuple. Tous les soixante-huitards n’ont pas eu une trajectoire identique, mais ils ont su tracer des voies différentes dans un même mouvement de l’histoire qui se poursuit aujourd’hui. Mansour SY, après avoir activement contribué aux événements de Mai-68, a continué le combat dans le cadre de la FEANF en tant que président de la section sénégalaise. Il militera ensuite au PAI dans la clandestinité. Sans l’influence de Mai 68, il n’aurait jamais connu une telle trajectoire politique qui a renforcé ses convictions de Gauche et lui a permis de rencontrer des hommes exceptionnels comme Moctar DIACK et Moussa KANE qui ont facilité son adhésion dans le PAI clandestin qui deviendra plus tard PIT dont, avec Sémou Pathé GUEYE, Abdourahim AGNE, Mamadou SECK (ancien ministre et ancien président de l’Assemblée Nationale), Magueye KASSE, Arona DIA (Homme d’affaires), Tidiane BA (ancien ministre de l’Enseignement
Supérieur), il avait largement contribué à la création, en France.
Dans le cadre de l’Association des Etudiants Sénégalais en France (AESF), dont il était le président, il avait rencontré Marie Tew NIANE (ancien ministre de l’Enseignement Supérieur et Recteur de l’Université) Matar DIOP (de la Banque Mondiale et de la Société Financière Internationale), Mamadou Diouf (de l’Université de Columbia).
Notre désir le plus ardent est que cet héritage soit transmis à la génération actuelle pour que les idées de Mai 68 continuent de nous inspirer à travers les conclusions des Assises nationales qui sont la réponse la plus complète à un questionnement pluriel sur notre devenir en tant que Nation, et devraient inspirer notre démarche actuelle dans une situation d’une extrême complexité.
La présence au sein du coeur du régime actuel de camarades, tels que l’infatigable Alla Kane, Diallo Diop Blondin et Mari Tew Niane, tous héritiers des idées de mai 68 et ayant contribué, directement ou indirectement, à la rédaction des conclusions des Assises Nationales, nous apaise et ravive notre espoir.
En particulier Diallo Diop Blondin, dont la famille se révèle être un véritable vecteur des idées de mai 68, à Dakar comme à Paris, dont l’incarnation la plus achevée est leur grand frère Omar qui a subi le sacrifice suprême parce que lâchement assassiné dans les geôles de Senghor. Il convient de mentionner que l’un des fils de Serigne Moustapha Sy Jamil, Serigne Abdoul Aziz Sy, était un compagnon de route de cette famille, au point de partager, à l’âge de 15 ans, la prison avec certains de ses membres. L’engagement passé et présent de Diallo Diop, Alla Kane et Mari Tew Niane nous assure que cette ultime alternance ne connaîtra pas le sort des précédentes : celui d’un échec inéluctable.
Comme le disait Montesquieu dans L’Esprit des Lois : « Un régime est à l’agonie quand on n’y entend plus le bruit d’aucun conflit, sinon celui pitoyable des petites ambitions et des grands appétits. »
Vive Mai 68 et vive le Mouvement
Démocratique Sénégalais.
Jean Pierre CORREA et Mansour SY